13 février 2015

Après la Vie Continue...

Elle a 24 ans. 
Elle est plutôt jolie, intelligente, bien dans sa vie. Elle vient de décrocher un diplôme prestigieux qu'elle a obtenu à force de travail et de ténacité. Elle a trouvé un job, un appart à Paris. Ils se sont installés ensembles, sans même se poser de question, tant leur relation semble évidente et fluide. Ils ont vécu loin l'un de l'autre au tout début, puis ont partagé un petit appart perdu dans une ville paumée des USA. Il ne leur serait pas venu à l'esprit de faire appart à part en rentrant. 

Elle est heureuse; pour la première fois de sa vie. Pleinement heureuse.

Jusqu'au 20 Octobre 2001. 

Ce jour là, elle a prévu d'aller chez l'ostéopathe en sortant du boulot, pour essayer de régler son problème de migraines. Plus tard ils suggèreront qu'elle a bien cherché ce qui lui est arrivé. Comme elle est très en avance, elle décide d'aller chez le coiffeur; elle en ressort légère et enthousiaste. 

Plus tard ce soir là, ils regardent "danse avec les loups". Ils sont bien, ils sont heureux. 

Puis tout bascule. Elle entend très distinctement une détonation dans son cerveau, et instantanément, se met à pleurer. Elle essaie d'expliquer, mais ne parvient plus à articuler. Elle panique. Il panique. 
Il dit qu'il va appeler les secours. Elle essaie de marcher, mais ses jambes ne se coordonnent plus. Ses pieds semblent ne plus savoir où est le sol.
Tout d'un coup, son estomac ne contrôle plus rien non plus. Elle ne comprend rien, mais elle est tout à fait consciente. 
Les pompiers arrivent et l'emmènent. Elle ne comprend rien. Elle se laisse faire, ils ont l'air de savoir quoi faire. 
Elle se souvient d'une machine incroyablement bruyante. Elle se laisse faire, son cerveau ne cherche plus à comprendre. Il essaie de survivre. 

Au bout d'un moment, elle se retrouve dans une chambre. Elle n'est pas seule, elle entend des machines et des gens derrière le rideau. Elle veut se lever pour aller aux toilettes, ils disent que ce n'est pas possible. Elle doit prendre sa pilule, elle s'en souvient parfaitement...ils disent que ce n'est pas possible. Alors elle sombre. 
Elle se demande quand même pourquoi ils ne la remettent pas sur pied. Elle ne peut pas concevoir que ce soit grave. Elle n'est jamais malade, n'a jamais mis les pieds à l'hôpital...il doit s'agir d'un malentendu. De toute façon elle n'a aucune capacité de recul à ce moment précis. Son plus fidèle allié en cas de coup dur, son cerveau, s'est mis en pilote automatique. 

Le lendemain, elle ouvre un oeil et découvre une bonne dizaine de blouses blanches autour de son lit. Pas un seul ne se présentera. Le plus vieux des blouses blanches lui demande d'écrire son prénom. Elle le trouve con. Elle est ingénieur, bordel, elle sait écrire son prénom! Mais elle ne parvient pas à tenir le stylo. Ses doigts ne lui obéissent plus. Ils se regardent d'un air entendu.
Docteur Ducon lui demande alors de parler. Elle le trouve con. Mais les mots qui sortent n'ont rien à voir avec ceux qu'elle veut prononcer...ils se regardent d'un air entendu. 
Ils ne disent toujours rien, en tout cas pas à elle. Ils parlent d'elle comme si elle n'était pas là, puis s'adressent à elle comme si elle était débile. Etonnament, elle s'en fout. Elle n'a pas la force de chercher à savoir ce qui se passe. 

Plus tard, son lit parcourra des km de couloirs, elle rentrera à nouveau dans la bruyante machine...et sombrera à chaque fois qu'on lui fichera la paix...

En sortant de la machine elle croise ses parents dont le regard paniqué lui indiquent que quelque chose n'est pas normal. Ce regard lui fait prendre conscience de son état. Partiellement en tout cas. Elle tente de faire de l'humour, histoire de les rassurer. Parle du chinois qui a passé la nuit à ronfler, à côté d'elle. 

Les jours passent. Elle ne comprend toujours pas, et ne cherche toujours pas à comprendre. 
Elle découvre la vie à l'hôpital, supporte courageusement qu'on la manipule comme un sac inerte. Que des aide-soignantes aussi jeunes qu'elle, viennent la laver tous les jours, même là. Elle a honte. Son cerveau marche encore suffisamment bien pour qu'elle réalise la situation, et en souffre, même si à ce moment là, le manque d'intimité est bien la dernière chose qui inquiète ses proches.... Son esprit parvient un peu à s'échapper pendant que des mains inconnues la savonnent, la tournent d'un coté du lit, pendant que l'équipe d'en face installe la moitié d'un nouveau draps, puis la roulent de l'autre coté du lit pendant que l'équipe installe l'autre moitié du draps. Ils lui lavent les cheveux, avec une bassine. "Comme chez le coiffeur", dit l'aide soignante....Le coiffeur où elle était quelques minutes avant que tout bascule...

Elle finit par changer de chambre, son état s'étant amélioré. Elle ne peut toujours pas se lever, a bien du mal à manger seule, a l'impression d'avoir 10000 ans. 
Lui, Il est là; tous les jours, courageusement. S'il trouve ça dur, il ne le montre pas. Elle se demandera souvent comment il a fait pour supporter tout ça, si elle serait capable d'en faire autant...
Elle, elle attend que ça aille mieux; elle ne se demande même pas s'il est possible que ça n'aille pas mieux. Elle a 24 ans, ça ne peut pas aller mal, n'est ce pas? 

Les blouses blanches lui expliquent rapidement, techniquement. Elle comprend bien, elle est scientifique, leurs mots lui parlent. Mais ils semblent parler d'un dossier, pas d'une personne. Ils parlent de caillot, de thrombose, de séquelles, de rééducation. Elle ne comprend pas. Elle pense encore qu'elle va magiquement se relever et reprendre son film là où elle l'a arrêté...

Elle reçoit beaucoup de visites....pourtant elle se sent seule, fragile et vulnérable. Elle ne peut pas parler à ceux qu'elle aime, ils sont déjà bien trop éprouvés. Les autres lui renvoient avec tellement de précision leur peur qu'une telle chose ne leur arrive, qu'ils ne sont pas disposés à l'écouter non plus. De toute façon elle n'a pas grand chose à dire....
Plus tard, elle pourra néanmoins compter sur les plus proches, les meilleurs, pour l'aider à se reconstruire. Elle leur en sera éternellement reconnaissante. 

Elle réalise soudain qu'elle pourrait bien rester cet être dépendant, un peu légume...elle lui propose de se quitter, il lui répond qu'elle est toquée. Il reste, il est fort, il est son pilier. 

Elle est la plus jeune du service. A peine plus âgée que les aides soignantes, qui la prennent en sympathie. Elle entend sa voisine de chambre "la châtelaine", se plaindre que la nourriture est infecte, et qu'elle exige un St Emilion avec un kaki. 
Elle ne sait pas ce qu'est un kaki, elle l'apprendra plus tard, et pensera systématiquement à la châtelaine à chaque fois qu'elle en verra au supermarché. 

Elle va mieux. Elle marche et parle presque normalement. Elle peut rentrer chez elle; elle pourra même retourner au boulot, mais pas avant un mois ou deux. 

Elle entend qu'elle a eu beaucoup de chance. 
Elle entend que c'est une opportunité d'avoir autant de temps devant soit, qu'elle va pouvoir se mettre au dessin ou à la photo. 
Elle entend qu'il faut voir le côté positif, et qu'avoir frôlé la mort lui permettra d'apprécier d'avantage la vie. 

Mais elle ne sent pas la chance. Elle ne voit pas l'opportunité. Elle ne voit pas le côté positif. Elle a peur de la vie, elle a peur de la mort. Elle se sent seule, vulnérable, fragile, mortelle. 

Ils n'ont jamais vraiment trouvé la cause de cet accident. Peut être la faute à pas de chance...Ce sera d'autant plus dur pour elle de s'en relever. Comment éviter que ça ne recommence, si on ne sait même pas ce qui s'est passé? Et pourquoi elle? Elle n'a que 24 ans, n'a jamais fumé, elle fait du sport, fait attention à elle, et n'a jamais fait quoique ce soit de risqué...alors pourquoi elle??? on lui dit que certains n'ont pas sa chance, et restent handicapés...elle culpabilise. 

Le temps passe et elle reprend une vie normale, au rythme de la rééducation. Elle fait des lignes d'écriture comme une enfant. Elle est courageuse et bien entourée. Elle se reconstruit, ils se reconstruisent et  remontent la pente avec ténacité. Mois après mois, année après année,  elle cicatrise. 

Mais la plaie est bel et bien là, se réveillant de temps en temps, même 14 ans après. 

Avant elle Vivait, Confiante
Après, la Vie Continue
A.V.C





2 commentaires:

  1. quel texte! A la fois beau (tu écris vraiment bien) et terrible. Je me souviens de l'incompréhension qui a été la mienne quand maman m'a appris la nouvelle, et de tout ce qu'on peut imaginer à ce moment là. Je me souviens aussi de notre conversation téléphonique, qui m'avait beaucoup marquée de par ton élocution hasardeuse... Je suis heureux de te savoir là, et je compatis, car comme tu le dis, la plaie ne se referme pas, même si la vie continue. En tout cas, tu le sais, ta famille t'aime

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  2. moi, je suis bouleversée par ton texte, c'est bien de le mettre par écrit de façon aussi bien rédigée.
    c'est vrai ta famille t'aime et moi encore plus;

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